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[producteurs agricoles] N° 1 : fromagerie des Gipières

[producteurs agricoles] N° 1 : fromagerie des Gipières

Cet article est le premier épisode d’une série sur les actifs de notre commune qui travaillent dans l’agriculture.

Nous sommes d’abord allés visiter la fromagerie des Gipières.

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Qui, quoi ?

Céline Drouin et Florentin Schaal, installés sur Cruis et Montlaux, produisent des fromages et des yaourts au lait de brebis. Cette activité les pousse à exercer différents métiers connexes, comme on va le voir. La fromagerie est certifiée bio (élevage et culture), label AB.

Quand, pourquoi, comment sont-ils arrivés ici ?

Céline et Florentin ne sont pas originaires de notre région. Avant de vivre aux Gipières, ils habitaient en banlieue parisienne. Elle était éducatrice de jeunes enfants et il étudiait la gestion industrielle. Désireux de changer de vie, ils s’investirent dans un projet que l’on peut résumer ainsi : quitter les milieux urbains, développer une activité en lien avec la nature, être à son propre compte.

Florentin décida de suivre une formation de BTS agricole et il trouva la spécialité fromagère qu’il recherchait à Carmejane (un EPLEFPA – Etablissement Public Local d’Enseignement et de Formation Professionnelle Agricole), sur Le Chaffaut-Saint-Jurson près d’ici. Nous étions en 2002, Céline le rejoindra en 2004.

Dans le cadre de ses études en alternance (2 semaines en formation, 2 semaines sur une exploitation), il fut apprenti deux ans chez Françoise Fleutot et Nicolas Mezzasalma à Montlaux. Il avait tout à apprendre et se trouva là à bonne école : soigner les bêtes, cultiver, faire du fromage, tuer le cochon… Ce fut aussi l’occasion de rencontrer des paysans et de sympathiser, de découvrir ce pays et d’apprécier le cadre de vie. Tout cela le conforta dans l’idée de s’installer par ici.

Faisant souvent la route en voiture entre Montlaux et le Chaffaut, il voyait un vieux berger sur la ferme des Gipières, qu’on appelait le père Chastan, et il s’arrêtait souvent pour discuter avec lui. Un jour, il lui fit part de son projet de s’installer dès la fin de son apprentissage. Le berger, éleveur, l’informa qu’il était locataire et qu’il ne viendrait bientôt plus passer l’hiver ici avec ses bêtes – à la retraite, il resterait toute l’année dans sa ferme des Hautes-Alpes. Florentin alla voir le propriétaire de la ferme, Aimé Jourdan, et se mit d’accord avec lui pour succéder à Monsieur Chastan.

Monsieur Jourdan père dans les années 40
Monsieur Jourdan père dans les années 40 aux Gipières

La ferme

Le temps que cela se fasse, ils s’installèrent en septembre 2006 et c’est en février 2007 qu’eut lieu la première vente de fromages. Six mois pour passer d’une bergerie d’élevage « viande » à une ferme à vocation fromagère, c’est peu de temps. Il a fallu construire une salle de traite et une fromagerie puis acheter le troupeau. L’aide à l’installation des jeunes agriculteurs y a contribué. L’autoconstruction, le système D et de l’huile de coude sans modération ont fait le reste. Petit à petit, au fil du temps, les lieux sont devenus de plus en plus fonctionnels. Investir, apporter des améliorations et entretenir sont des tâches de fond qui font partie du quotidien. La ferme n’a plus rien à voir aujourd’hui avec ce qu’elle était il y a 15 ans. Par contre, une chose n’a pas changé : c’est la taille du troupeau. Elle définit l’échelle de l’exploitation, maîtrisée et voulue tant sur le plan économique que sur celui de la qualité de vie.

La fromagerie des Gipières a un statut de GAEC (Groupement Agricole d’Exploitation en Commun) qui permet de concilier le statut juridique de personne morale et une exploitation de type familial. Quand au choix de l’agriculture biologique, s’il comporte des contraintes, il offre la satisfaction de respecter l’environnement et de valoriser les produits sur un marché en pleine croissance.

Les chiffres

En transformant eux-mêmes (d’autres producteurs de lait le livrent à une fromagerie) et en vendant en direct (sans passer par un distributeur), le GAEC valorise au mieux le litre de lait. Cela leur permet de faire vivre une famille de quatre personnes (Adèle est née en 2012, Colin en 2015) et d’embaucher, du 1er mars au 30 novembre, deux employés à temps partiel, qui se partagent les six jours de la semaine et alternent les dimanches. Cela permet à Céline et Florentin d’alléger les contraintes de la ferme pour dégager un peu de temps pour eux, ce qui est précieux et rare dans les exploitations familiales.

Céline, Florentin et leur troupeau de brebis

Le troupeau varie entre 60 et 75 brebis, mais seules 60 passent à la traite. Elles donnent environ 17 000 litres de lait par an pour 6 000 kg de fromages et 4 000 litres de yaourt. Grâce à cinq béliers, les brebis mettent bas entre 80 et 90 agneaux chaque année. Ces agneaux, essentiels à l’entretien de la production laitière, seront vendus pour leur viande. Le taux de renouvellement des brebis est d’environ 20 à 25% tous les ans.

Les surfaces de pâturage ou de parcours, de prés de fauche et de culture exploitées par la ferme totalisent 225 hectares. Ces terres, situées sur Cruis et sur Montlaux sont majoritairement louées, à quatre propriétaires différents.

Sur une année type, environ 150 ballots de 200 kg de foin (soit 30 tonnes) sont produits. Ce foin de qualité moyenne est revendu en partie, et un foin de meilleure qualité est acheté pour l’alimentation. 200 bottes de 20 kg de paille sont consommées pour la litière de la bergerie. 60 tonnes de fumier sont récupérées qui seront ensuite compostées pour les cultures.

Céline et Florentin s’occupent eux-mêmes des tâches administratives telles que la comptabilité, l’identification et la traçabilité des bêtes, le label bio, les bons de livraison et la facturation, etc.

Par ailleurs, la famille se nourrit presque entièrement grâce au potager, aux poules, vaches, ânes, cochons, etc. qui cohabitent avec les brebis, dans une logique d’agriculture polyvalente proche des installations traditionnelles. L’abattage des animaux est effectué par un prestataire. Pour la boucherie, la ferme dispose d’une salle de découpe homologuée. La vente de viande constitue une source de revenus complémentaires.

Le border collie Innka, pour la conduite du troupeau, et deux patous Djaîa et Naya, pour sa protection, collaborent activement à l’activité.

L’élevage

Les bêtes bénéficient d’une alimentation riche et de qualité, et sont l’objet du plus grand soin. La production du lait suit un cycle rythmé par l’agnelage.

la bergerie
L’alimentation

Une brebis élevée pour son lait demande une alimentation bien plus riche qu’une brebis élevée pour sa viande et, en bio, cette alimentation doit être issue de l’agriculture biologique. Elle a de gros besoins pour produire du lait : on lui donne matin et soir du foin et une ration de céréales – une bonne luzerne de Forcalquier (25 tonnes/an), de l’orge et du maïs des Mées (12 tonnes/an). Entre les deux, elle pâture. Les 225 ha de surface de pâturage sont essentiellement des terres de parcours (non cultivées), utilisées surtout en hiver. Seuls quinze hectares donnent de la prairie naturelle et cinq autres peuvent être mises en culture car la terre y est plus profonde. L’amendement, la fertilisation et la culture de ces sols suivent les principes de l’agriculture biologique avec ses techniques qui permettent de limiter la propagation des graines indésirables, d’adventices et de parasites sans utiliser de produits phytosanitaires de synthèse et en « soignant » le sol.

Florentin aime tellement faire les foins qu’il en fait aussi à façon pour d’autres. Il vend son foin de qualité nutritive moyenne pour l’alimentation des chevaux ou des brebis à viande, et rachète un foin plus nourrissant pour ses bêtes. Faucher est utile pour éviter l’embroussaillement des terres et réduire les risques d’incendie. Ici, une soixantaine d’hectares sont bien entretenus : ils font partie des prairies et des champs qui dessinent nos paysages. Le reste l’est dans une moindre mesure.

Les soins
Tonte des brebis

Pour soigner les bêtes, on soigne leurs conditions de vie : une litière bien paillée, un fumier évacué régulièrement, suffisamment d’espace, un accès permanent à l’extérieur, la qualité de l’eau et de l’alimentation, etc. Dans ces conditions, les brebis ne sont pratiquement jamais malades et on ne leur administre aucun médicament. On évite aussi que le troupeau se mélange à d’autres, qui pourraient être porteurs de maladies. Le risque sanitaire se limite aux mammites (inflammation de la glande mammaire) lesquelles, quand elles sont traitées, le sont avec des moyens bio.

La tonte a lieu une fois par an, en avril.

L’agnelage et le cycle de production laitière

152 jours sont nécessaires à la gestation des brebis. Elles mettent bas une fois l’an, de mi-février à mi-mars, ce qui permet de redémarrer la lactation. L’agnelage est une période bien particulière qui demande de veiller constamment au bon déroulement des naissances, en intervenant éventuellement pour soulager une mère ou s’occuper d’un petit.

Les nouveaux-nés et leur mère sont mis dans un enclos individuel les jours suivant la naissance, pour favoriser l’adoption, qui ne va pas toujours de soi. Les sept premiers jours, le colostrum est réservé aux agneaux, puis on récupère chaque jour par la traite ce que l’agneau n’a pas tété. Les agneaux sont sacrifiés au bout de 6 à 8 semaines pendant lesquelles ils ne seront séparés de leur mère qu’au moment de la traite.

Nouveau-né et leur mère dans un enclos individuel

On assiste ensuite à un pic de lactation qui se stabilise pendant un temps (avril-mai-juin) puis redescend progressivement jusqu’à ce qu’on tarisse les brebis en novembre, pour que cesse la lactation. C’est une condition nécessaire à la reproduction, et cela permet une période de repos régénérateur indispensable.

Le renouvellement du troupeau

Environ 15 jeunes brebis remplacent chaque année celles qui sont mortes ou trop vieilles. Les brebis laitières de race Lacaune sont fournies par un sélectionneur situé dans l’Aveyron. Cette race, bien adaptée à notre région, produit le lait dont on fait le Roquefort, dans le Larzac.

La fabrication

Les brebis passent à la traite (mécanique) une fois par jour. Pour faire ses fromages, Céline suit les recettes traditionnelles. Elle nous a donné celle de la tomme à l’ancienne, identique pour le lait de chèvre (le Banon) ou de brebis.

Recette traditionnelle de la tomme à l’ancienne dans les Basses Alpes
Le lait doit être chauffé à 33°C. On y ajoute quelques gouttes de présure par litre. 45 minutes plus tard on obtient une sorte de flan : le caillé. On prend un grand couteau ou un tranche-caillé pour faire des cubes de 1 cm. Cette opération, le tranché, permet de séparer le caillé du petit lait. Puis on brasse un peu et on remplit à la louche des moules de tommes à l’ancienne, dans lesquels le petit lait peut bien s’égoutter. Une demi-heure après, on les retourne pour poursuivre l’égouttage. Six heures plus tard, on les retourne à nouveau et on les sale (le sel réduit l’activité de l’eau). Six heures plus tard, enfin, ou le lendemain matin, on renouvelle cette opération. Ensuite vient le démoulage, 24 heures environ après le moulage. Le fromage peut ensuite être consommé frais ou être plus ou moins affiné.

NB : Avant de pouvoir conserver le lait au frais, on passait directement de la traite à la fabrication du fromage, sans le réchauffer car la température du lait au sortir de la traite est parfaite. Par contre, il fallait tout faire dans la foulée, tous les jours. La conservation permet aujourd’hui de mieux rationaliser les tâches de fabrication.

Fabrication du fromage : le moulage

La richesse et le parfum du lait dépendent de la nourriture, de l’environnement et de la qualité de vie des brebis. Cependant, il reste bien des mystères dans la chimie de la fermentation, notamment pour expliquer certaines variations aromatiques. D’où vient cette note de noix fraîche qui apparaît parfois ? Ou ce parfum de bergerie ? On sait que la fleur qui se dépose sur les pis, c’est-à-dire le pollen ou les poussières d’étable, va participer à l’arôme du fromage en entrant dans la composition du lait au moment de la traite : en se développant, les bactéries vont libérer leurs arômes. On sait bien sûr donner les grandes directions du goût pour stabiliser la qualité mais les notes aromatiques sont plus difficiles à maîtriser car elles dépendent de nombreux paramètres volatiles. C’est un fromage au goût fin, d’intensité moyenne, auquel une texture crémeuse confère sa douceur caractéristique. Au parfum épicé s’ajoute une petite pointe d’acidité – moins prononcée toutefois que celle du chèvre.

La commercialisation

La fromagerie des Gipières, adepte des circuits courts, a développé un réseau diversifié de vente en direct. Outre la tendance actuelle à limiter le transport et les coûts environnementaux qu’il induit, c’est un choix qui favorise le lien social. La commercialisation locale ainsi que l’agriculture biologique sont des gages de confiance entre paysans et consommateurs.

Céline et Florentin font les marchés de Saint-Etienne-les-Orgues et de Forcalquier une fois par semaine. Ils livrent des magasins de producteurs (associations regroupant des paysans) comme « L’univers paysan » à Forcalquier ou « Côté champ » à La Brillanne. Florentin participe au fonctionnement de ces associations et cette activité lui permet de créer des liens avec d’autres producteurs, propices à d’éventuelles collaborations. L’AMAP de Lure, qui regroupe des consommateurs et des producteurs de nos communes, donne lieu à une livraison hebdomadaire. Il y a aussi des détaillants comme les Biocoops de Forcalquier, Sisteron, Digne, des épiceries fines comme chez Nath&Seb à SELO ou celles de Banon. Cette diversification, si elle peut se révéler contraignante, assure aussi une sécurité en cas de problème – cela leur a notamment permis de traverser la crise sanitaire sans trop de heurts. Les marchés aident à gérer la variabilité des quantités produites au fil des saisons : s’ils n’ont pas beaucoup de fromages, ils ne resteront pas longtemps sur place et inversement. L’important est de respecter leurs engagements auprès de tous.

fromages conditionnés

Céline et Florentin ne regrettent pas le choix de vie qu’ils ont fait. Ils aiment leur métier et le pratiquent avec passion, cherchant sans cesse à améliorer leur maîtrise et leurs connaissances. En conclusion, il est très intéressant, et plutôt optimiste, de constater que de jeunes entrepreneurs agricoles, qui représentent en somme l’avenir de leur métier, renouent avec des pratiques artisanales traditionnelles tout en assurant un niveau de vie confortable à leur famille.

Mais, pour finir ce long article, et dire à quel point ils ont bien choisi le lieu de leurs activités en s’installant ici, voici un extrait de l’encyclopédie de la montagne de Lure (reproduit textuellement) qui confirme les qualités ancestrales du fromage de Cruis :

Les fromages de Lure

Comme l’ensemble de notre vieille région pastorale, Lure et ses piémonts possèdent une production fromagère remontant au moins à l’Antiquité, voire à la Préhistoire. Mais sa renommée au-delà de sa zone d’origine est-elle aussi ancienne ?

[…]

En réalité, la première mention repérée à ce jour ventant cette production remonte à 1782. Le 16 octobre de cette année-là un natif de Cruis, qui avait choisi de s’exiler pour courir sa chance et ne s’en plaignant finalement pas trop, écrit à l’un de ses amis, au sujet des espérances toujours plus avantageuses qu’il attend pour l’avenir : « En conséquence je me félicite d’avoir quitté les succulentes tomes de Cuis, différant des Israélites qui régrêtterent toujours les oignons d’Egypte. » On aura remarqué que les tomes sont pour lui l’emblème du pays natal : objet de délices typique d’un terroir, impossible à retrouver ailleurs et le seul digne – éventuellement – de regrets. Mais s’agit-il là de l’opinion personnelle d’un indigène, ou les tomes de Cruis jouissent-elles alors d’une réputation particulière en dehors même de ce village ? La seconde hypothèse est la bonne, comme le prouve, par exemple, cette lettre d’un sous-préfet à son ami le procureur général d’Aix :

« Forcalquier, 25 août 1839, dimanche.
Monsieur le Procureur Général et honorable ami,
Ma précédente lettre venait d’être mise à la poste, quand M. le substitut Bernard me fit passer votre pli du 21. Sur le champ, je m’adressai à la véritable source de fromages frais dits tomes de Cruis, à une accorte et excessivement propre ménagère de ce village : ainsi, pour la manipulation, point de répugnance… Quant au parfum il faut gouter pour décider. Inutile de dire que si mes souhaits sont exaucés les tomes de Cruis sive de la montagne de Lure justifieront leur antique renommée… Je vous prie de bien vouloir accepter les 2 douzaines ½ que vous recevrez après demain mardi ou le lendemain mercredi (le jour du départ est encore incertain) (franco) par le messager Brunel tenant la route de Forcalquier à Marseille et s’arrêtant à Aix à la bourgade au petit déjeuner chez Auguste où il arrivera à 4h. du matin et où il serait prudent peut-être de faire retirer la corbeille, crainte que l’on ne l’oubliât… Je place mes respectueux hommages auprès de Mme Borely, et vous prie d’agréer, Monsieur le Procureur général et excellent ami, l’expression de tous mes sentiments.
Estornel »

Une antique « renommée » en 1839 doit bien remonter au moins à 1782… La même année en 1839, le Manosquin Avril partageait lui aussi cet avis, qui écrivait dans son dictionnaire : « TOUMO. s. f. Fromage frais. Petit fromage au lait de chèvre. Ceux que l’on fait aux environs de la montagne de Lure du côté de Cruis sont les plus estimés ».

Article de Jean-Yves Royer dans La montagne de Lure, Les Alpes de Lumière, 2004, p. 141

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Bitterlin Sylvie
Bitterlin Sylvie
3 années passé(e)(s)

Bravo pour cet article, c’est très complet et ça nous fait bien comprendre d’où viennent ces bons fromages !!! vivement les autres artices sur les autres producteurs !!!!

Lise
Lise
3 années passé(e)(s)

Cet article est vraiment intéressant, merci.

florentin
florentin
3 années passé(e)(s)

Merci pour ce bel article! La saison des fromages touche à sa fin, RV l’année prochaine au mois de février-mars pour une nouvelle saison lactée!