[portrait] Rose Lafoy est née en 1920
Rose Lafoy à 3 ans
Mme Lafoy, qui habite dans le bas du chemin Saint-Jean et que beaucoup, à Cruis, connaissent et fréquentent, a eu 100 ans le 12 juin dernier – quelques mois avant Paulette Barbarin, dont nous avons aussi publié un portrait.
Elle a aimablement accepté de nous recevoir et de répondre à quelques questions. Grâce à cet entretien mais aussi à un recueil de souvenirs qu’elle a elle-même rédigé et fait publier, nous sommes en mesure de résumer son parcours étonnant.
Une jeunesse entre deux guerres
Elle est née à Châtellerault et a passé son enfance dans la région poitevine, notamment toutes ses vacances dans une maison de campagne sur les bords de la Vienne. Elle en garde de nombreux souvenirs et un grand attachement pour la nature, dont elle a été la constante observatrice. Petite fille heureuse dans une famille épanouie, joviale, pas riche mais à l’aise, elle était la cadette de trois filles qui parcouraient la campagne en bicyclette – et la rivière en bateau. La Grande Guerre restait dans les mémoires mais on tentait de l’oublier. A 7 ans, lors d’un voyage avec ses parents, elle découvre Paris, éblouie – nous sommes en 1927.
Au collège (de filles), déjà rebelle, elle fonde avec des collègues un journal : « En herbe ». Les jeunes journalistes formulent des revendications féministes (droit de vote…) sous des pseudonymes masculins. L’aventure prend de l’ampleur : elles interviewent Maurois, Duhamel, Dorgelès, Poulenc…
Elle est en troisième année de licence de lettres classiques, à Poitiers où elle fait l’aller-retour tous les jours depuis Châtellerault, quand la Seconde Guerre mondiale éclate. En zone occupée, tout près de la zone libre qu’elle a parfois l’autorisation de visiter, elle rencontre les Allemands, fait 24 heures de prison pour avoir craché dans leur direction, constate la disparition de certains étudiants sans savoir si c’est le maquis ou la Gestapo qui les a pris… Elle fait sa maîtrise sur la musique à Delphes, première aventure en civilisation grecque qui l’accompagnera toute sa vie.
Sa vie professionnelle commence en 1942, quand, après l’agrégation, elle est nommée professeure de lettres classiques au « lycée de jeunes filles » de Reims – quarante élèves de sixième par classe. Restrictions, tickets alimentaires, chauffage inexistant, bruits de bottes… Il fallait s’accrocher. Les nouvelles des atrocités commises par les nazis étaient oppressantes. Puis ce fut le débarquement, les bombardements… et la libération. Les Américains étaient cantonnés à Reims : c’était l’occasion de découvrir une autre civilisation qui l’intéressait.
Le travail et les voyages
Rose a enseigné toute sa vie, ce qui lui a plu, mais elle s’est débrouillée pour varier les plaisirs : en poste en France mais aussi à l’étranger, au lycée ou à la faculté, professeure de français, de latin, de grec ou de russe… Ces changements de contexte l’obligent à s’adapter et cela lui va : elle n’aime pas la routine. Elle préfère les classes de seconde et de sixième, les auteurs du XVIe siècle ou du XVIIIe.
Le bateau qui la ramène d’Amérique en 1946 la laisse à Marseille. Elle regagne Paris mais ses yeux sont pleins de Provence et elle demande tout de suite un poste sur Aix, où elle est nommée. Elle bat la campagne, littéralement, goûtant toutes les saveurs provençales, la langue et les traditions que la modernité n’avait pas encore ternies. Elle profite des sujets sur l’antiquité pour emmener ses élèves en excursion sur les sites provençaux. Sa vie aixoise sera entrecoupée de voyages à l’étranger mais elle y reviendra toujours.
Elle fait des séjours longs à titre professionnel en URSS, en Turquie, en Grèce, en Amérique… Elle en profite pour parcourir le pays, en découvrir la culture et les paysages. En Russie, elle traduit une tragédie d’inspiration grecque, Ariane (que Corneille a aussi reprise), de Marina Cvetaeva, mariant son amour de la culture grecque et de la langue russe. Elle a aussi contribué à la traduction de Gorki dans la célèbre bibliothèque de la Pléiade.
Elle voyage également pour son seul plaisir – le Japon, le Vietnam, le Canada, l’Italie, l’Egypte, l’Espagne, le Népal, l’Angleterre, l’Ecosse, le Liban, Chypre, Israël, la Yougoslavie, le Maroc… La randonnée et la bicyclette ont toujours fait partie de sa vie.
La petite famille
En mai 1968, au cœur de l’agitation que l’on sait, arrive dans la vie de Rose, à 48 ans, une grande nouvelle : Juliette, enfant vietnamienne de 3 ans dont elle avait entamé les démarches d’adoption deux ans auparavant. C’était la guerre, au Vietnam, et les orphelinats débordaient.
Elle lui fit une place dans son petit appartement aixois donnant sur les toits, au 5e sans ascenseur, rue Espariat, en plein centre, et se laissa accaparer par cette nouvelle aventure, sans prendre garde aux troubles du moment qui lui laissaient par ailleurs beaucoup de temps. Rose a rapidement intégré Juliette à sa vie, ses voyages et ses amis.
Elle l’emmènera plus tard découvrir son pays natal, le Vietnam – qu’elle visitera à nouveau avec un groupe de marcheurs d’Aix avec lesquels elle a beaucoup randonné (notamment au Népal).
Juliette a eu deux filles : Jade (27 ans) et Oxana (14 ans). Elles habitent loin de Cruis mais les visites et les appels téléphoniques sont fréquents.
Cruis
En 1974, quand Juliette avait 10 ans, Rose trouva à Cruis sa maison à la campagne qui lui rappelait celle de son enfance, et qu’elle appela « La Belle Lurette » – un clin d’œil à la montagne de Lure, qu’elle a sillonnée. Elle a découvert le village grâce à M. Gonin qui avait invité sa chorale russe d’Aix. Ce fut la maison des amis, qui la remplirent. Quand Rose évoque les huit plus beaux paysages contemplés au cours des nombreux voyages de sa (longue) vie, à la toute fin de son livre, son jardin de Cruis en fait partie, ainsi que la chapelle de Notre-Dame de Lure, « avec ses trois tilleuls ».
Cette maison, qu’elle a achetée à une Mme Royal, avait été abandonnée pendant longtemps et il fallut beaucoup de travaux pour la rendre d’abord habitable, puis agréable. Au début, quand ses amis la visitaient tout le monde dormait dans le jardin – ce qu’elle a toujours adoré et a continué de faire jusqu’à récemment.
Le village a changé depuis. Il était beaucoup moins peuplé (236 habitants en 1975), les rues n’étaient pas toutes goudronnées, et il y avait plus de commerce : l’épicerie-boucherie de Mme et M. Tellier, par exemple, ou M. Morero, l’antiquaire, le magasin de fruits et légumes de Mme Gondran – dont la fille Gisèle, devenue Mme Crest, veille aujourd’hui quotidiennement sur Rose, avec l’aide ponctuelle de son mari Gil. Il y avait davantage de neige alors et la station de ski de Saint-Etienne accueillait tous les Marseillais.
Cruis avait déjà son groupe de marcheurs à l’époque, avec M. Gonin, dont elle et Mme Gonin, plus jeune qu’elle, seraient les dernières survivantes. Ils montaient dans la montagne ou prenaient les voitures pour aller randonner plus loin. Elle se rappelle bien le Contadour, les gorges de la Méouge, et même le cairn 2000, qui a été édifié quand elle avait pourtant 80 ans. Elle aimait faire la crête de Lure et aussi celle de la Sainte-Victoire, ou la vallée du Jabron. Elle a bien connu les Pellegrin aînés, qui étaient arrivés à Montlaux dans le sillage de Giono.
Rose a pris sa retraite en 1985 mais est restée sur Aix le temps que Juliette termine son lycée. En permanence à Cruis depuis 88, elle n’a vendu son appartement aixois que l’an dernier, après l’avoir habité 50 ans.
Elle a conduit sa voiture jusqu’à 85 ans. Elle allait notamment se baigner tous les matins à la piscine de Saint-Etienne-les-Orgues quand elle était ouverte.
Une retraite productive
Il est venu tardivement à Rose, qui a pourtant toujours aimé écrire, l’envie de consigner dans un recueil ses souvenirs les plus marquants. Elle était à l’hôpital pour une raison quelconque et s’y est mise. Elle regrette aujourd’hui de ne pas avoir eu l’idée plus tôt.
Ce n’est pas une autobiographie car on n’y lit pas son parcours de façon ordonnée. Mais, par petites touches, cela donne une bonne idée des périodes importantes de sa vie, des expériences qu’elle a vécues et des valeurs qui sont restées les siennes depuis toujours. Le projet a abouti il y a quatre ans, en 2016, alors qu’elle avait 96 ans. Puis deux ans plus tard, en 2018, elle a ajouté à ce premier opus un court supplément. (Voir l’encart en fin d’article pour le récit de ce projet.)
Ce qu’on devine à la lecture de son livre, mais dont elle ne se vante pas, c’est que dans les années 40, 50 et même 60, une femme autonome, parcourant le monde et multipliant les amitiés, ce n’était pas commun. Elle était très indépendante pour l’époque, en avance sur son temps.
Voici un extrait sur un sujet proche de nous, la montagne de Lure, qui donnera un aperçu du style de l’auteure :
La montagne de Lure est une vraie montagne, n’en déplaise aux gens des Hautes-Alpes ou aux Savoyards. La preuve : on peut s’y perdre. La forêt est vaste et touffue et ses reliefs incertains. Les sentiers qui bordent les ravins se ressemblent souvent. Si l’on parvient sur la crête, on peut par temps clair se situer par rapport aux points cardinaux. De là-haut, on voit la Meije et le Pelvoux au nord-est, le Dévoluy au nord, le plateau de Vaucluse et le Ventoux à l’ouest et le Luberon au sud. Les géographes patentés vous désigneront par leurs noms bien d’autres sommets. Moi je les confonds… Par temps de brouillard, en automne, quand les lointains disparaissent, c’est plus difficile de s’orienter, on est parfois ébloui par un spectacle nouveau et magnifique : il suffit d’un rayon de soleil imprévu qui perce le brouillard et fait soudain surgir des fantômes éblouissants, les hêtres et les érables parés de leur feuillage automnal. Il nous est arrivé, émerveillées par ce spectacle, de perdre notre sens de l’orientation, et celle qui s’était proposée comme guide (une géographe diplômée, imaginez-vous), avait perdu le sien au point de consulter sa boussole à l’envers, si bien que, fidèles comme toujours à ses indications, nous allions vers le nord et redescendions dans la vallée du Jabron, persuadées de redescendre vers le sud et Saint-Etienne. Magie du paysage qui nous avait fait perdre le nord !
Rose Lafoy, Quelques images d’un monde disparu, L’édition à façon, p. 181
Aujourd’hui, la vue de Rose a baissé et elle ne peut plus lire, mais elle écoute des audiolivres, qui lui viennent de Manosque. Par contre, son esprit est toujours vif et alerte – sa mémoire semble intacte. Elle suit aussi l’actualité, conservant un point de vue critique sur les aberrations infligées à la nature, et même sur la politique locale. Elle peut parler de pesticides et de biodiversité avec pertinence.
A l’entendre, on devine bien la femme énergique et entreprenante qu’elle a été. Il y a, dans les yeux de cette dame de 100 ans, petite mais grande, une lueur de jeunesse qui fait plaisir à voir.
L’histoire d’un livre
Quand Rose Lafoy décida de publier ce livre, elle l’avait déjà bien en tête. Comme ses yeux ne lui permettaient plus d’écrire, elle en mémorisait la structure et les phrases, et les dictait à Anne Liébaut, de Limans, qui l’aidait déjà depuis plusieurs années avec son courrier. Celle-ci connaissait le travail d’éditeur d’Isabelle Mercier, de Forcalquier, et lui demanda de faire des propositions à Rose. Elles se sont arrêtées sur un format, un traitement typographique que l’auteure souhaitait confortable à la lecture, une couverture, et 250 exemplaires furent mis en page et imprimés.
Mme Mercier a revu le texte avec Rose, comme tout bon éditeur. Elle raconte qu’à plusieurs reprises, l’auteure, souhaitant modifier une phrase, lui indiquait le chapitre, se faisait relire un passage et dictait le texte de remplacement. Elle avait tout son ouvrage en mémoire.
Le livre est hors commerce – c’est-à-dire qu’il ne peut être vendu. Il est cependant disponible gratuitement à la librairie de la Carline (merci à elle), à Forcalquier, ou auprès de Mme Lafoy directement, à Cruis (prévenez avant de passer – son téléphone est dans l’annuaire).
Merci à Juliette Lafoy pour son aide, notamment avec les photographies, des compléments d’information et une relecture utile ; à Aurélie Lucchi, de la Carline, pour la découverte du livre de Rose et la mise en contact ; à Isabelle Mercier de « L’édition à façon » et à Anne Liébaut pour leurs témoignages permettant de retracer l’aventure du livre.
Note : pour une idée du métier d’éditeur de Mme Mercier, on pourra consulter ces pages.
Je ne suis pas de Cruis mais je connais ce village et je suis à la fois étonnée et ravie qu’une telle personne y habite. Rose Lafoy semble avoir toujours vécu comme elle l’entendait même à une époque où fonder une famille et rester au foyer étaient de règle pour la majorité des femmes. Son goût de la liberté, de l’indépendance, du voyage et aussi sa curiosité intellectuelle sont formidables. Ils confortent aujourd’hui les choix de vie de la célibataire de 30 ans que je suis : s’épanouir pleinement, entreprendre et rester en éveil.
Merci pour cet article,
Merci et bravo à Rose
Merci de nous faire partager cet intense chemin de vie de Rose “haut en couleurs”, ouvert au monde et intègre.
Merci Rose de ce bel accomplissement, de ce regard poétique et tellement vivant que vous nous offrez….
Très touchee par la photo devant le fenêtre.
Merci pour ce très bel article.
J’ai eu l’occasion de lire “Quelques images d’un monde disparu” (merci Aurélie) et l’article résume parfaitement le parcours intense de Rose.
Transmission, mémoire et partage font parties de notre ADN.
Merci à l’équipe et continuez à nous faire découvrir de belles personnes
Bonjour,
Magnifique portrait de cette femme courageuse qui inspire le respect, je suis admiratif.
Merci d’avoir écrit cet article agréable à lire.
Bravo à cette Dame.